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Publié le par Belette à La Mer

« Les seules fêlures dans le silence

étaient le souffle du vent palpant les corniches,

le cri des Goélands et

le léger clapotis du courant contre les lèvres de glace. »

P.E Victor  Banquise.

 

Un caniche à l'arrêt guette le moment où l'iceberg versera. Un cygne au long cou guette le lointain. Un dragon façon Loch Ness risque le torticoli... Toute une ménagerie de glaçons descend du glacier avec la marée. Et celui-ci accouche en tonnant. Tout le jour. Toute la « nuit ». Rien de visible mais il craque, s'éboule, s'ébroue et tonnerre. Les quatre glaciers du fjord s'y mettent à tour de rôle et, l'écho amplifiant l'explosion, on dirait chaque fois que la montagne entière dégringole. Pas cette fois. La prochaine ? Le bloc de glace se détachera et une énorme vagues léchera les falaises et secouera la tribu d'icebergs, jusqu'au lointain de la mer ? A tout instant, ce miracle et ce tsunami peuvent advenir. Accouchement du monde. Vélage sacré enfantant l’océan. On le guette. On le souhaite. On l’attend. On le craint. Il faut pourtant cesser de sursauter et de se ruer sur les jumelles à tout bout de « chant ». On ne trouve pratiquement jamais d’où vient le bruit et le plus souvent, rien ne se produit. Il faut juste s’y faire. Même « la nuit », quand dormir sur le pont s’apparente à tenter de trouver le sommeil sur un champ de bataille.

 

Avec les enfants bleus du géant, même attirance magnétique, irrationnelle. Partout, la glace fond, goutte, sus sure, tutelle, s'épuise, bascule. Le grand jeu, sur la surface opaline que les limons opacifient. Dialogue de transparences en bleu majeur, avec, quand le soleil entre dans la danse, la flamboyance en supplément. Le granite ajoute ses brillances. La bande son du paysage ? Gargouillis, suçons et de coups de tonnerre.

 

L'eau dense...

 

Sermiligaq. L'eau du fjord est dense, épaisse, presque sirupeuse d'être si froide. La moindre contrariété y inscrit son sillage en ondes concentriques. Dessins de cercles lents, réflexions obliques, vertiges limoneux, minéraux. Jusqu'à ce que la vague butte sur le transparent des glaçons ou les zébrures savantes du granite. Chorégraphie kaléidoscope.

 

Ce matin, je partais juste voir l'un des deux grands icebergs du Fjord – attirance magnétique vous dis-je – quand il s'est fendu. Ramé « ventre à terre » vers l'estran, hissé l'embarcation haut sur la grève et attendu l'onde de choc. Craquellent, éboulement , éclaboussures et bombes de glace. Un mascaret lisse, pressé, à couru sur la baie, friselis d'écume sur les algues. Les glaçons touchés tour à tour, dansaient encore longtemps après avoir été balancés. Quand l'effervescence s'est calmée, que le « berg » a semblé stabilisé, sommes allés tourner en bateau autour du monstre bleu. Déséquilibré par le bout manquant, il avait basculé et gisait, ventre en l'air, à découvert. Ses entrailles translucides, d'un bleu de pierre, luisaient comme diamant.

 

Glaciologie : géologie à échelle humaine. En quatre-vingts ans seulement, le glacier de Kârale a tant reculé que nous arpentons de la quille et du sondeur les nouvelles profondeurs qu'il a libérées. Sur les bords de cette nouvelle étendue d'eau, la muraille garde la trace de l'ancienne lit : là où la glace a travaillé si longtemps rien ne pousse. Et les ruisselets courant de ses pieds sont chargé de limon, couleur café au lait. La glace lime littéralement le socle du pays. Sous elle, la dalle de granite est lisse comme des fesses de bébé. Lisse, doux et veiné des éclats de Quartz ou de Mica.

 

...Connaître ses pensées

 

Partis marcher sur le monstre. La glace accroche la semelle. Les millions de gouttes qui ont fondu ont formé autant de cratères coupants et crissants. Le glissant suprême s'offre en mourant, ultime pirouette, un « grip » parfait. Sur la glace en fin de course, prête à se jeter en mer, la marche est aisée et presque souple. On progresse sans – presque - avoir à regarder ses pieds. Aux crevasses près, ces grands sexes bleutés aux échos de cristal.

 

Vieille glace, matière inconnue. Le marin, familier de l’eau, s’étonne : sous la semelle se révèle la métamorphose du souple, du navigable, du buvable en une pierre pure et éphémère. Confusion des règnes, alchimie renversante. On pose les mains pour s’appuyer ou caresser, la glace coupe. Gouttes de sang, goût d’eau pure. Goûter l’eau du glacier, c’est connaître ses pensées ? Plonger dans la mémoire de l’eau : l’eau tombée du ciel d’il y a plus de mille ans fond sous la langue en la mordant.

 

Le soleil en mille aiguilles, lumière implacable. Le doigt saigne, coupé et glacé. Les yeux brûlent. Froid et feu mêlé. Ou comment, à mi-vie on découvre un nouvel élément sur une planète dont on pensait avoir effleuré toutes les matières. En plus de la Terre, de la pierre, du feu et de l’eau, il faut donc compter avec la « pierre d’eau », la glace. Les guides alpins en grandes enjambées filent vers l’horizon de ce désert fissuré. On doit courir un peu, crampons capelés, pour les suivre et ne pas se tromper. Pour passer un pont de neige douteux, trois pitons sont fichés dans la glace. Un pas de vis se forme, impeccable, sous la morsure du métal. « Trois ou quatre tours suffisent » lâche Raphi, professionnel et pédagogue, accent Suisse en prime. « Si nous laissions là les pitons, ils pourraient chauffer, faire fondre la glace qui les entoure et ne plus être fiables du tout dans quelques heures. » Pareil pour les quelques cailloux et amas de graviers sombres, emportés par la glace. Quand ils affleurent à la surface, ils chauffent plus vite que le glacier, qu’ils font fondre autour d’eux. Ils finissent posés sur de drôles de colonnes entourées de marres minuscules, translucide, d’une eau qui a vu passé des siècles de saisons de neiges, d’étés et de nuits de trois mois.

 

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